L'action restreinte - Miguel Benasayag

Publié le par mygale

L’Action restreinte

 

L'action restreinte constitue une véritable révolution anthropologique très difficile à assumer. Elle signifie ni plus ni moins : "occupe-toi de ton action". Elle balaie une idée que nous avons tous à l'esprit : on s'engagerait toujours pour quelque chose qui nous dépasse : le parti, le pouvoir, une théorie qui finira par englober la diversité de nos actions. C'est pourtant là l'échec de toutes les révolutions.

 

Tenter d'englober des actions multiples ne peut que les séparer. Il est une différence fondamentale, dont ma génération a fait l'expérience douloureuse, entre ce qui nous unit de façon abstraite et ce qui nous est commun ontologiquement. Ma génération a vécu les dangers de l'universel abstrait, contenu dans tous ces grands récits qui prétendaient savoir comment le monde devait être Pour être applicable, il doit s'opposer au réel, forcément multiple, et entraîner tyrannie et massacres. Pour unir ceux qu'il a érigés en individus, il ne peut utiliser que la discipline et la répression. L'action restreinte s'oppose à cette prétention de quelques-uns à représenter une globalité transcendante à la situation. Elle refuse cette position supérieure inexistante.

 

Sans cesse, les militants me mettent en garde contre l'individualisme. Si je décroche de cet universel abstrait, certes, historiquement mortifère, je me retrouve seul, individu égoïste et impuissant. Cette représentation faussée conduit à ce que j'appelle l'engagement triste. Ils sont nombreux à se rendre ainsi à diverses réunions de l'alternative, à tenter d'adhérer par pur volontarisme aux idées abstraites qui leur semblent les moins bêtes ou les moins dangereuses. Le militant va plus loin encore, d'où son caractère irréel. Il se pense comme un individu séparé mais prétend être inclus dans l'abstraction de la Cause. Rien ne peut paraître moins réel que cette vie-là et c'est là la force des dispositifs capitalistes par rapport au militantisme. Celui qui s'engage tristement oublie tout simplement que, au-delà de l'individu et de l'universel abstrait, il existe un troisième niveau, le commun. La question est alors très différente. Comment, en tant que singularité se détacher de l'individu et aller vers des couches de plus en plus profondes de soi-même qui seules donnent accès au commun ? Comment trouver le monde dans nos singularités ?

 

L'action restreinte ne vise pas un universel abstrait mais me permet d'aller vers ce commun. Elle ne peut jamais être jugée sur son extensivité. Qu'elle regroupe trois ou des millions de personnes ne fait pas sa valeur. Elle parle à tout le monde parce qu'elle ne prétend pas parler de tout le monde. Dans la profondeur de ma singularité je trouve une expression du même. Je peux alors m'approcher de l'autre, non dans le but d'une alliance de surface mais en découvrant ce qui dans sa singularité exprime la même chose que la mienne. Dans mes rencontres avec les intermittents, les magistrats, les psychiatres, les squatteurs, les chômeurs il n'est question que de leurs expériences singulières. Au début des années 1990, j'écrivais dans Cette douce certitude du pire : "Chacun agit en situation. Il peut y avoir affinité entre les situations mais il ne faut pas parler de coordination trop vite." Je pourrais reprendre exactement ces mots aujourd'hui. Le commun, contrairement à une certaine pensée de gauche, ne se donne pas dans l'affrontement mais dans la résistance active à l'utilitarisme et à sa forme actuelle, l'économisme. On ne peut jamais lutter globalement contre le capitalisme car sa force est justement de ne pas occuper un lieu central mais chaque situation. La question de notre époque est celle-ci : que signifie la justice sociale dans nos situations ? Un médecin doit se poser la question de la médecine comme modèle disciplinaire, de la signification d'un acte médical, de l'autorité médicale. Le psychanalyste se préoccupera du sens d'une prescription, du rapport à l'autre. Tous deux en viendront à des questions qui touchent l'humanité entière : Qu'est-ce que l'homme ? Au nom de quelle humanité je dis à l'autre ce qu'il doit faire ? L'homme s'identifie-t-il à sa conscience ? Tous deux iront vers l'universel en s'interrogeant sur leur propre expérience. Dans les situations que nous habitons, à nous de trouver les actions qui nous conduisent à l'universel. Celles qui prétendent dépasser l'action restreinte nous condamnent toujours à l'impuissance ou au totalitarisme. Il n'y a pas de raccourci vers Ithaque. (...)

 

Miguel Benasayag, extrait d’Abécédaire de l'engagement, Ed Fayard.

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