Perdu pour perdu

Publié le par mygale

Perdu pour perdu

 

     Malgré ses tempes endolories par des pulsations de plus en plus aigües, Armand s'arma de patience et de son révolver calibre 32.  Un paysage laiteux s'ouvrait à son regard : la nuit était vite tombée en cette fin d'automne et une brume épaisse enveloppait le bocage limousin. A deux cent cinquante mètres luisaient les premiers feux de la ferme des Verlhac. L'homme fixait ces lumières, au nombre de trois, centrées sur les lieux de vie : l'une éclairait l'étage, probablement la chambre du petit, l'autre le rez-de-chaussée, et la dernière la cour. Seuls deux véhicules semblaient stationner- la 104 de Martine et la camionnette de Pierrot. Ce soir là l'aîné avait dû prendre la 406 flambante neuve pour aller faire bringuer dans une boîte de nuit. Vu sa descente habituelle, même en cas de retour fortuit, il ne serait guère d'utilité pour aider sa famille, et l'homme n'avait pas choisi le samedi soir par hasard. D'ailleurs la maison des T... restait sombre ; d'après les renseignements glanés par Armand ils étaient partis à la neige.

 

     L'homme commença à enjamber le barbelé ; il se retrouva au dessus du chantier d'autoroute, plaie béante d'un morne visage campagnard griffé par un tractopelle. L'homme mis ses gants, chaussa ses bottes caoutchouc, retroussa son jean et dévala la pente boueuse. D'en bas il ne voyait plus la ferme. Il savait que lorsqu'elle serait à nouveau dans son champ de vision il n'y aurait plus que sa sombre besogne, sa terrible et nécessaire "affaire" de la soirée qui compterait. Il arpenta la crevasse de la cicatrice, piste de nulle part vers les centres nerveux dans lesquelles des dents mécaniques mordaient chaque jour. Malgré sa longue préparation mentale, le ressassement des multiples scénarios possibles il restait mort de trouille. Consciencieusement il vérifia encore une fois tous ses préparatifs. Il ouvrit le barillet, et privé de lumière il utilisa ses ongles pour vérifier que toutes les balles étaient chargées. Puis il le referma et remis le cran de sécurité. Il revit en pensée le chemin qu'il avait à parcourir, les phrases à prononcer au cas où il serait découvert. Il ouvrit sa fiole de whisky et repris une rasade. Il tâta la poche intérieure de sa gabardine pour vérifier qu'il n'avait oublié aucun des trois quartiers de viande.

 

     Réflexe enfantin, il fit une prière pour ses deux enfants alors qu'il n'avait jamais mis les pieds dans une église depuis 25 ans. Puis il traîna, traîna le long de l'allée brune avant de se lancer d'un geste brusque tel un sportif sommé par le coup de semonce. Il grimpa la côte boueuse, manqua de glisser, s'accrocha à une branche en poussant un grrrmpf. Il se releva et commença à courir vers la maison. Malgré les semelles qu'il avait lissées ses bottes ne le dérangeait nullement pour courir. La météo avait en outre prévue des pluies diluviennes et les traces de son passage seraient effacées. L'homme en noir n'avait pas lu les Conan Doyle et ses histoires de détective névrosé par contre il avait vu tout Colombo et savait les détails importants à ne pas oublier, du moins le croyait il.  Il passa deux autres fils électriques et s'arrêta à 80 mètres de la ferme pour se cacher dans un bosquet. L'arrière de l'habitation était désormais visible. Il savait précisément où passer : cave, escalier, débarras du premier. Pour cela il devait attendre que les Verlhac se mettent à table, à 19 heures précises. Plus que dix minutes, durant lesquelles il ne pensa à rien.

 

     Il entendit Martine appeler le gamin, d'un ordre bref et bruyant. Il déballa derechef les trois quartiers de viande et partit du bosquet, puis arriva à la grille par dessus laquelle il balança les trois quartiers, qui atterrirent au pied des chiens enchaînés.  Ils se précipitèrent dessus, affamés par leur journée et sachant très bien qu'il aurait fallu attendre la fin du repas des "maîtres" pour avoir des restes. Les Verlhac n'aimaient guère leurs plus fidèles amis, qui ne servaient que pour la chasse ou garde, et l'homme en noir s'en était soucié, à une époque, plus qu'eux. En tout cas après cette âpre lutte pour les quartiers les chiens ne tardèrent pas à tomber groggies.

 

     Armand escalada alors le grillage avant d'arriver à la porte de la cave, qu'il ouvrit grâce à la clé qu'il avait conservée depuis son départ de la ferme. Seule une odeur âcre de vin s'échappant par bouffées écœurantes. Puis une hésitation. Il n'avait pas pensé à ça, en fait il n'avait pas réfléchi à l'après. Devait-il laisser ouverte cette porte pour s'échapper ou passer par la fenêtre comme il l'avait vaguement envisagé. Les volets seraient fermés. L'homme pris une brusque inspiration, alluma sa lampe torche et ferma la porte à double tours. Il traversa rapidement la grande cave, s'arrêta à un grand bahut rongé par les mites. La fouille ne donna rien, par contre se concentrer sur cette tâché lui fit baisser le rythme de ses pulsations. Il monta les marches de l'escalier et colla l'oreille à la porte, serrant dans sa poche non pas son flingue mais une bombe aérosol d'autodéfense, au poivre (ce qui pouvait autant servir contre les chiens que les maîtres). La voix bourrue de Pierrot engueulant le petit, Martine, sa seconde femme, effrayée par son mari, qui surenchérissait, le petit qui ne répondait pas... Un samedi soir habituel. L'homme enfila sa cagoule, rangea son flingue dans la poche et sa lampe dans ses poches. Il ouvrit son petit sac à dos et troqua ses bottes boueuses contre de vieilles baskets aux empreintes soigneusement lissées. Puis il tourna doucement la poignée : la porte était fermée. Alors qu'il sortait la clef, il entendit la porte de la cuisine claquer et des bruits de pas précipités, poursuivis par une voix bourrue - "et que je te vois pas de la soirée". Merde, le gamin était monté. L'homme réfléchit deux minutes et ouvrit doucement la porte.

 

     Un couloir sombre qui remontait en "T" sur une porte d'où s'échapper une raie de lumière. Selon des gestes répétés chez lui l'homme sortit, referma rapidement la porte puis remonta le couloir, tourna à gauche et commença à prendre l'escalier. Il ne fit pas de bruit, au demeurant la voix du gros Pierrot aurait pu couvrir un de ses éventuels éternuements. Même à jeun le gros Pierrot avait un sale caractère. Une fois en haut des marches il pressa encore l'allure et rentra dans la vieille chambre des parents de Pierrot où se trouvait le bahut. Un temps d'arrêt. Personne ne savait que Christophe, le fils aîné, lui avait dit un soir de beuverie que la famille conservait dans le bahut une cache renfermant des dizaines de louis d'or et des bijoux de famille, dont un diamant. Famille insouciante et inconsciente, qui garde par on ne sait quelle superstition de tels trésors sans se soucier de leur valeur. L'homme y avait crû lorsqu'il avait vu les lueurs de convoitise dans les yeux de Christophe qui, pour pataud qu'il fût, avait bien dû réfléchir une fois ou deux à les dérober, si ce n'est qu'il craignait son père plus que tout. Le lendemain, l'homme avait réfléchi puis avait questionné Christophe sur la beuverie de la veille, celui-ci qui n'était pas une "flèche", comme on dit, ne se souvenait de rien de la conversation de la veille. Bingo !

 

    La pièce était déserte, les volets fermés. L'homme referma la porte et fit tourner la clé vers l'intérieur. Puis commença la fouille du bahut. Sur ce il entendit le vrombissement d'une voiture qui s'engageait dans la cours de la ferme. Il se pressa puis sous une pile de linge il trouva effectivement un coffret fermé, sans la clé. Il secoua rapidement mais n'entendit que des glings glings. Il sortit un pied de biche du sac et alors que des voisins, les Fontanet, rentraient dans la maison il força la cassette : une vingtaine de louis d'or, deux lingots, des bijoux dont une bague sertie de ce qui devait être un diamant. Ce n'était pas le butin auquel il s'attendait et Armand étouffa un juron ; malgré sa déception il se dit néanmoins que cela devrait rembourser une partie des dettes. Il mit le tout dans le sac, puis se précipita vers la fenêtre. Merde ! Les lourds volets étaient rouillés. Il s'arrêta brusquement : des glapissements ! Les chiens s'étaient tant bien que mal réveillés et le gros Pierrot poussait des jurons. Merde, merde, merde ! Putain de Dieu ! L'homme resta interdit.

 

     Dans sa tête défila plusieurs scénarios possibles. Connaissant Pierrot il allait se mettre sur le qui-vive et inspecter toute la maison. Que faire ? Armand rouvrit le coffre et vida le contenu dans sa poche. Rapidement il le remit dans l'armoire et s'approcha de la porte, pour écouter, comme lorsqu'il était gamin et préparait des blagues pour ses cousins et cousines. En cas de peur, c'est l'infantilisme qui reprend, ou quelque chose comme ça. Céline, son ex compagne, l'avait lu dans un magazine psy...

 

     Pas un bruit dans le couloir sauf... des pieds de pas feutrés. Le gamin, qui s'avançait en traînant des pieds. L'homme essaya d'éclaircir ses idées malgré le stress qui commençait à lui bouffer le cerveau. Il ouvrit la porte : le couloir était dans le noir. Le gamin à sa droite se dirigeait vers l'escalier sur la pointe des pieds, certainement par peur de se faire engueuler par son père s'il le découvrait encore levé. L'homme pensa au dernier moment à enfiler une cagoule, qu'il avait pourtant soigneusement rangé dans son sac à malice, ou plutôt sac de désespoir, puis il attendit que le gamin descendit sur la pointe des pieds l'escala - "maman, qu'est ce qu'il se passe" ? A ce moment là la porte d'entrée s'ouvrit bruyamment : Martine, quelqu'un a empoisonné les chiens, c'est sûrement un foutu cambrioleur."

- " Appelle la police...

- Attends je m'en vais le coincer ce fils de pute... "

Des cris entre Martine et Pierrot... Puis quelques voix étouffées, sûrement les timides Fontanet, un couple de commerçants pépères, qui essayaient de calmer le Pierrot qui s'emballait.

 

     L'homme en noir rebroussa chemin et se dirigea vers la porte du gamin, qui était restée entrouverte, Il se dirigea vers la fenêtre et par les rainures des volets il entr'aperçu Pierrot qui motivait les chiens pour partir à la chasse. Mais ceux ci étaient incapables de bouger et continuaient à se trainer par terre en gémissant. Il fut trop tard quand Armand entendit un faible cri derrière lui. Le gamin le regardait, les yeux effarés, blanc comme un linceul... Un linceul...

 

                                                           *****

 

     Alors que l'homme sortait son révolver par un malheureux réflexe le gamin eu le temps de pousser un cri, un cri strident à fendre la pierre, tourner le lait, faire tomber la lune, enfin un truc comme ça. L'homme resta cloué sur place. Après un moment qui lui parut long il pointa le flingue vers le gamin recroquevillé en pieds de son lit, comme s'il était constipé, mais n'appuya pas. Il tremblait. Il ne parvint plus à réfléchir. Au bout d'un certain temps la porte s'entrouvrit. Pierrot se tenait dans l'embrasure de la porte, le néon du couloir découpant sa stature forte. Ses yeux porcins, au regard rendu mauvais par la Salaire, l'épais rouge de la région couleur sang noir, se portèrent vers l'homme. Il n'avait pas l'air d'avoir peu. Trop saoul, et trop en colère. L'homme encagoulé ne voyait même pas le fusil que Pierrot tenait dans ses mains, il était trop subjugué par ce regard qu'il connaissait si bien lorsque Pierrot battait ses chiens qui venaient de faire une bêtise, ou chier là où il ne fallait pas.

 

     Le gamin resta également muet. Des secondes se disputaient la première place, à celle qui durerait le plus longtemps. Les pantoufles de Martine crissèrent sur la moquette du premier, elle se glissa derrière Pierrot et poussa un cri, strident, long. Les deux hommes face à face reprirent leur esprit. Machinalement Armand appuya le premier sur la gâchette alors que Pierrot le mettait en joue, se dernier laissa glisser le fusil avant de tomber lui-même, une étoile de sang étant apparue à son épaule droite. Tel un ressort trop longtemps tendu Armand s'élança alors. Il bouscula Pierrot, renversa Martine sur le passage et dévala les escaliers quatre à quatre. Les Fontanet était resté debout et interdit dans le hall d'entrée ; ils préférèrent laisser passer cet homme encagoulé qui poussait un cri de rage, plus destiné à faire fuir sa propre peur que celle des Fontanet. Il parvint à s'échapper de la maison sans trop d'encombre et revint chez lui une demi-heure.

 

     Une fois rasséréné, une heure après, Armand errait dans sa propriété aux allures de radeau de la méduse à la dérive. Frappé de plein fouet par la crise agricole il n'avait pu se relever de deux sécheresses consécutives et ses cultures, maïs et blés, allaient à l'abandon, tandis que son cheptel avait été réduit à une peau de chagrin. Il pensa à ses deux enfants, à l'argent qu'il tirerait des bijoux vendus. Puis aussi douloureux fut-il il se remémora l'expédition chez les Verlhac. Ceux-ci ainsi que les flics ne tarderaient pas à s'apercevoir que plusieurs choses clochaient : comme l'homme en noir avait-il pu pénétrer à l'intérieur de la maison, sans trace d'effraction. Comment connaissait-il la cache des bijoux ? Et si Christophe parlait ? Etc. La situation était sans espoir. Un coup pour rien. Quelle folie avait pu le pousser ?

 

     Armand rentra et écrivit une longue lettre à son frère et sa belle sœur, à qui il avait confié la garde de ses gamins. Puis à quatre heures du matin sa bagnole se gara chez les Verlhac. Restait encore les traces d'une camionnette, peut-être celle de la gendarmerie. Il klaxonna et Martine sorti apeurée le nez de sa fenêtre. Il pointa alors l'arme sous sa pomme d'Adam et tira.

 

Raphaël M., juin 2004.

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
Speed dating, avez-vous dit ? Etrange... Pas très loin des jeux de rôle... Je plaisante. Continez vos écrits, vous avez du talent et de l'avenir. Ne vous trompez pas de chemin... jeune homme.<br /> Emeline
Répondre
M
merci à vous pour ces encouragements. <br /> D'autres nouvelles arrivent bientôt dont l'une, moins nihiliste, sur les speed dating pour la semaine qui vient, le temps que j'en affûte le style...
Répondre
R
Salut! J'ai dévoré ta nouvelle. Je n'aime en général pas les descriptions mais les tiennes sont passionnantes et participent vraiment à la construction du suspens. Tu as également le sens de la formule. Par exemple "un cri strident à faire tomber la lune" c'est étonnant de justesse. Et excellent le coup des semelles lissées. J'espère te lire à nouveau très bientôt.
Répondre
B
J'ai bien aimé ta nouvelle, tu écris mieux que dans certains livre que j'ai acheté ; ) Tu as l'intention dans publier d'autres sur ton blog? J'aimerais en lire d'autres... tu as du talent.
Répondre